Entretien de l’Ambassadeur Charles Fries à l’Agence Anadolu (5 mars 2016) [tr]

L’Ambassadeur de France en Turquie, M. Charles Fries, a accordé une interview à l’Agence Anadolu et évoqué la relation bilatérale franco-turque ainsi que les questions régionales.

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Photos crédits : Anadolu Ajansı

1- Est-ce votre première affectation en Turquie ? Comment perceviez-vous la Turquie depuis la France et comment la percevez-vous maintenant que vous vivez en Turquie ?

C’est en effet ma première mission dans ce pays mais j’ai eu l’occasion de travailler très souvent, dans mes fonctions précédentes, sur les relations entre la France, l’Union européenne et la Turquie. Lorsque j’étais conseiller pour les affaires européennes du Président de la République Jacques Chirac entre 2002 et 2006, j’ai ainsi préparé et assisté à toutes les rencontres entre le Chef de l’Etat français et le Premier ministre de l’époque, M. Erdogan. Je me souviens notamment des discussions qui ont conduit au lancement des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, en octobre 2005. Je garde aussi un fort souvenir de la Saison de la Turquie en France en 2009/2010, qui a permis au public français de redécouvrir la richesse de votre civilisation et de voir combien la relation entre nos deux pays était forte et ancienne. Depuis ma prise de fonctions comme Ambassadeur de France en septembre dernier, ce que je ressentais à Paris se confirme quotidiennement : la Turquie est à la fois un pays fascinant par son histoire et sa culture et un partenaire stratégique pour la France.

2- Comment percevez-vous la fonction d’Ambassadeur en Turquie, pays charnière entre l’orient et l’occident ?

La Turquie est aujourd’hui un partenaire incontournable pour la France car elle est au cœur de problématiques régionales qui nous affectent directement : la lutte contre le terrorisme, la recherche d’une solution pour mettre fin à la tragédie syrienne, la crise des migrants qui secoue la Turquie et toute l’Europe. Sur ces défis communs, nous partageons de nombreuses convergences de vues et coopérons très étroitement ensemble. Comme Ambassadeur, mon rôle est d’expliquer les positions françaises et de voir comment nous pouvons développer encore davantage la coopération entre nos deux pays.

3- Les relations entre la France et la Turquie remontent à 1480, et depuis cette date, les deux pays ont connu différentes situations de confrontation ou au contraire de coopération. Comment évaluez-vous les relations actuelles ? Pensez-vous que le niveau de coopération actuel soit satisfaisant ou plutôt qu’il gagnerait à être réhaussé ?

Cette relation est en effet riche de cinq siècles car c’est dans l’empire ottoman que le royaume de France avait créé sa première mission diplomatique permanente dans le monde. Je suis le 86ème Ambassadeur de France en Turquie : je m’inscris donc dans une longue histoire, qui a connu parfois des difficultés mais surtout de grands moments de rapprochement et d’amitié entre nos deux pays. Nos relations sont aujourd’hui très bonnes, notamment depuis la visite d’Etat en Turquie du Président de la République, M. François Hollande, en janvier 2014. Il est clair toutefois que notre partenariat n’a pas encore atteint tout son potentiel et qu’il peut encore s’approfondir. Ce sera là évidemment une de mes priorités. Je pense notamment au renforcement de nos échanges économiques, où l’objectif fixé par les deux chefs de l’Etat est de porter à 20 milliards d’euros les échanges entre la France et la Turquie (ils étaient d’environ 13,8 MdsE en 2015).

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Photos crédits : Anadolu Ajansı

4- Pourriez-vous donner des exemples de domaines de coopération possibles entre la France et la Turquie ?

Il y a d’abord l’excellente coopération entre nos deux pays dans le domaine de la lutte anti-terroriste. Je rappelle que la Turquie et la France ont été frappées, à quelques semaines d’intervalle fin 2015, par les pires attentats de leur histoire. Cela n’a fait que renforcer notre détermination commune à agir encore davantage ensemble dans la lutte contre ce fléau, comme l’ont rappelé les Ministres français de la Défense et de l’Intérieur lors de leurs récentes visites à Ankara. Il y a en particulier une très bonne coopération entre nos services de police et de renseignement pour empêcher que des combattants français se rendent en Syrie ou en Irak via la Turquie ou qu’ils puissent à leur retour commettre des attaques terroristes.

La coopération est aussi évidemment économique : plus de 450 entreprises françaises travaillent en Turquie, créant plus de 100.000 emplois, et nous y investissons beaucoup (6ème investisseur étranger en 2014). La Turquie est pour nous un pays émergent de tout premier plan, dont le volume d’échanges avec la France est supérieur à celui que nous avons avec le Brésil ou l’Inde. Elle est une terre de croissance pour nos entreprises et nos exportations. Nous souhaitons continuer à accompagner la Turquie dans son développement économique, comme le fait par exemple l’Agence française de développement (AFD) qui a investi plus de 2 milliards d’Euros en Turquie ces dix dernières années.

5- Pourriez-vous nous donner des détails sur la COP 21 ?

La COP 21 a été un grand succès grâce à la mobilisation, à Paris, de 195 Etats qui se sont mis d’accord pour la première fois sur un texte universel, ambitieux et juridiquement contraignant pour contenir le réchauffement climatique. Cependant, beaucoup reste encore à faire et nous comptons bien sûr sur la Turquie, en tant que grand pays émergent, pour apporter sa contribution constructive à la mise en œuvre de cet accord historique. La COP 21 est aussi une chance pour la Turquie, compte tenu des enjeux environnementaux dans ce pays et des opportunités d’investissement offertes en termes d’énergies renouvelables. La France soutient d’ailleurs les efforts de la Turquie pour s’adapter au changement climatique, à travers le financement par l’AFD de la mise à niveau environnementale et énergétique des entreprises turques, de la politique forestière ou de tramways.

6- Les relations entre la Turquie et la Russie se sont récemment détériorées après la destruction d’un avion russe, cela a affecté les grands projets russo-turcs, à l’image de l’abandon du projet de gazoduc « Turkish stream », et par la suite, la Russie a pris des sanctions économiques contre la Turquie. La France serait-elle intéressée, en cas d’abandon total par les Russes du projet de centrale nucléaire d’Akkuyu, considéré comme l’un des principaux grands projets russo-turcs ?

La France serait-elle intéressée pour reprendre le projet en coopération avec le Japon ?

A ma connaissance, le projet Akkuyu n’est pas interrompu malgré le différend actuel entre la Turquie et la Russie et je ne veux donc pas entrer dans ce type de spéculations. Je vous confirme en revanche que la France poursuit activement sa coopération avec le Japon dans le domaine nucléaire avec le développement du réacteur ATMEA, dont le projet Sinop représente la première réalisation dans le monde. Le projet Sinop est un projet majeur pour la Turquie et son indépendance énergétique et les entreprises françaises et japonaises y sont pleinement engagées.

7- Quelle est la position de la France vis-à-vis du PYD et des YPG ?

En Syrie et en Irak, la France soutient l’opposition modérée qui se bat contre Daech avec l’appui de la coalition, y compris les Kurdes. La France est, dans ce cadre, attachée au respect de l’unité de la Syrie et de l’Irak, ainsi qu’à la préservation de la sécurité de la Turquie.

C’est pourquoi la France a toujours vigoureusement condamné toutes les actions terroristes menées contre la Turquie, comme elle l’a fait par exemple après le terrible attentat du 17 février qui a frappé les forces armées à Ankara. La Turquie sait pouvoir naturellement compter sur le soutien de la France dans la lutte contre le terrorisme.

Nous sommes par ailleurs en faveur de l’unité de la Syrie et nous refusons en conséquence, comme la Turquie, toute perspective de partition ethnique ou confessionnelle de ce pays. Comme Ankara, Paris souhaite le départ de Bachar al-Assad dès l’engagement d’un processus de transition car ce dernier ne peut en aucun cas représenter un avenir pour son peuple dont il a été le bourreau.

Il est en outre regrettable que le PYD ait profité du contexte de confusion créé par les opérations menées par le régime syrien avec l’appui de la Russie, pour prendre position dans plusieurs localités au Nord d’Alep contre des groupes d’opposition au régime.

Quant à la position française à l’égard du PKK, elle reste ferme et constante : ce mouvement est inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’UE. La France condamne la reprise par le PKK de l’action armée sur le sol turc depuis le 22 juillet dernier.

8- Quelle est votre position sur le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE ?

Des engagements ont été pris par l’UE et par la Turquie lors du lancement de ce processus en 2005 et la France souhaite qu’ils soient respectés des deux côtés. La France soutient la poursuite du processus de négociations d’adhésion à l’UE. Elle considère que c’est un levier très important pour accompagner le mouvement de réformes en Turquie vers davantage de modernisation, de développement et de démocratisation. Nous n’avons donc aucun blocage de principe sur l’ouverture de tel ou tel chapitre et nous souhaitons que les négociations se poursuivent de bonne foi et dans un climat de respect mutuel. C’est pourquoi nous avons soutenu l’ouverture du chapitre 22 en novembre 2013 et du chapitre 17 en décembre dernier.

Lors du sommet du 29 novembre dernier, l’UE et la Turquie ont décidé de redynamiser les négociations : il faut maintenant laisser la Commission poursuivre ses travaux préparatoires à l’ouverture de nouveaux chapitres et les négociations se poursuivre à leur rythme. Nous continuerons, à l’avenir, à être des partenaires constructifs, sans préjuger l’issue de ce processus ni son calendrier.

9- Que pensez-vous de la réponse européenne à la crise des migrants et quel rôle devrait jouer la Turquie dans ce contexte ?

La France salue l’effort considérable de la Turquie qui accueille aujourd’hui sur son sol près de 3 millions de migrants, dont 2,5 millions de Syriens, ce qui en fait le pays recevant le plus de réfugiés dans le monde.

La position de la France est claire : nous souhaitons la mise en œuvre rapide du plan d’action arrêté à Bruxelles le 29 novembre 2015 afin que les chiffres de migrants clandestins arrivant en Grèce à partir de la Turquie puissent diminuer sensiblement. Chaque partie doit en conséquence respecter ses engagements, l’Union européenne aidant la Turquie à hauteur de 3MdsE pour garantir des conditions de vie dignes aux réfugiés, la Turquie devant pour sa part renforcer ses mesures pour mieux contrôler sa frontière avec la Grèce et lutter plus efficacement contre les réseaux de passeurs et trafiquants.

La Turquie a déjà pris des mesures importantes pour limiter les flux de migrants, via l’établissement de visas pour les Syriens souhaitant venir en Turquie par avion ou par bateau, en permettant aux Syriens de pouvoir travailler en Turquie sous certaines conditions, et en développant la scolarisation des enfants syriens. Nous l’encourageons à poursuivre ses efforts et sommes prêts à l’accompagner en ce sens.

Ce sujet difficile, au cœur des discussions entre l’UE et la Turquie depuis l’été dernier, sera à nouveau débattu lors du sommet de Bruxelles le 7 mars.

10- Que diriez-vous pour inciter les citoyens turcs à venir en France, que ce soit pour les loisirs ou pour les affaires ?

La Turquie n’est que le 29ème investisseur étranger en France : il y a donc une marge de progression dans les années à venir car cela ne correspond pas au rang et au statut de la Turquie dans le monde ! J’invite donc les entreprises turques à venir en France pour y investir : mon pays est la 2ème puissance économique de l’UE et la 1ère destination européenne pour les investissements étrangers dans l’industrie ; nous y avons une main-d’œuvre qualifiée, productive et compétitive (le coût global par employé est inférieur à celui de l’Allemagne). La France est aussi une terre d’innovation et le 3ème pays d’accueil des étudiants étrangers dans le monde. Nous avons organisé en septembre dernier à Istanbul un événement « Invest in France » afin d’attirer davantage de capitaux turcs en France et nous reproduirons cet exercice cette année.

Je rappelle que la France est aussi la première destination touristique au monde. Notre ancien ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, avait fixé l’objectif de 100 millions de visiteurs étrangers accueillis dans l’Hexagone, à l’horizon 2020. La France est par ailleurs l’hôte de nombreux grands évènements internationaux, à l’instar de l’Euro 2016 de football, qui se déroulera en France du 10 juin au 10 juillet 2016 avec la participation de l’équipe nationale de Turquie. Comme vous le voyez, les bonnes raisons de venir en France ne manquent pas !

11- Comment évaluez-vous les relations économiques entre la Turquie et la France ?

Sur le plan économique, nous avons un volume d’échanges de 13,8 MdsE en 2015 : 7,1 MdsE d’exportations françaises et 6,7Mds d’importations en provenance de Turquie.

La Turquie constitue le 11ème débouché de la France dans le monde et le 3ème hors UE et Suisse (derrière les Etats-Unis et la Chine). La France est le 6ème fournisseur de la Turquie. Notre solde commercial bilatéral s’est redressé en 2015 (excédent pour la France d’environ 400ME) principalement du fait d’importantes livraisons aéronautiques et de bonnes performances dans le secteur des véhicules automobiles.

Nous souhaitons de façon générale promouvoir les partenariats franco-turcs dans des secteurs porteurs comme le développement des villes durables, l’énergie, les transports, l’environnement, la santé ou l’agro-alimentaire.

12– Comment voyez-vous les relations entre la France et la Turquie en 2016 ?

Nous avons depuis 2014 un cadre stratégique entre nos deux pays, qui prévoit la tenue annuelle d’une rencontre entre les deux ministres des affaires étrangères. Il est prévu que le nouveau ministre français des affaires étrangères et du développement international, M. Jean-Marc Ayrault, se rende ainsi à Ankara dans les prochains mois.

De façon générale, la relation franco-turque est une relation très dense. Quasiment chaque semaine, un ministre, un responsable politique, un parlementaire ou un haut fonctionnaire se rend en Turquie ou reçoit en France ses homologues turcs. Nous souhaitons que ce rythme soutenu se poursuive tout au long de l’année 2016. Au-delà de ces rencontres, cette relation vit de tous les événements organisés par l’ambassade de France et notamment l’Institut français. Je pense en particulier aux Nuits du Ramadan, à une exposition itinérante sur le football dans le contexte de l’Euro 2016, à une Nuit des Idées consacrée en mai prochain à la laïcité, à la nouvelle édition en fin d’année du festival de musiques actuelles XXF. Ce ne sont là que quelques exemples pour illustrer la diversité et la vitalité de nos échanges culturels ! Je n’oublie pas enfin les 4000 étudiants turcs en France et les centaines d’étudiants français Erasmus en Turquie, qui constituent les ambassadeurs de l’amitié franco-turque de demain !

http://aa.com.tr/tr/ekonomi/fransa-ile-ticarette-hedef-20-milyar-dolar/531925

http://aa.com.tr/tr/dunya/fransadan-pydye-elestiri/531422

Dernière modification : 25/03/2020

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